46.
Le Sauvetage
Ils venaient à peine de quitter Émeraude qu’ils se retrouvèrent sur un large quai de pierre s’avançant très loin dans la mer. Cette façon de se déplacer différait de celle qu’utilisaient les Chevaliers d’Emeraude avec leurs bracelets. Ce vortex était plus discret et plus expéditif. Ce que Wellan ignorait par contre, c’est que ce tourbillon nécessitait une plus grande quantité d’énergie. Contrairement à ce que Farrell affirmait, il risquait davantage d’être détecté par des créatures sensibles.
Dans l’obscurité totale, les deux hommes s’accroupirent sur le sol usé par les vagues. Wellan étudia rapidement le nouvel environnement. Les contours déchiquetés des rochers lui apparurent sous les rayons de la lune. Un chemin plus plat semblait mener au pied d’une immense montagne. « Est-ce là la forteresse de l’Empereur Noir ? » se demanda le grand Chevalier. Aucun feu n’éclairait ses nombreuses ouvertures rondes, aucun flambeau non plus. Les insectes dormaient-ils la nuit ?
Les yeux de Wellan et de Farrell s’habituèrent graduellement au faible éclairage. Soudain, le grand chef vit se déplacer d’énormes silhouettes noires sur la plage.
— Ce sont des dragons, lui souffla Farrell. Fort heureusement, le vent nous est favorable, alors nous ne leur servirons pas de repas cette nuit.
Wellan porta son regard du sud au nord. Il perçut de petits points brillants sur le flanc d’une falaise, ressemblant à des étoiles scintillantes sur un fond d’encre. Il projeta ses sens invisibles de ce côté et détecta de la vie dans des grottes creusées à même le roc. Farrell capta ses pensées.
— Ce sont les pouponnières dans lesquelles ils élèvent les guerriers d’élite.
— Si nous les détruisions maintenant, nous aurions beaucoup moins d’ennemis à affronter plus tard.
— Mais nous ne pourrions plus sauver Kevin.
— Vous avez raison.
— Servez-vous du pouvoir que je vous ai donné et suivez-moi sans faire de gestes brusques.
Farrell prit les devants, aussi silencieux qu’un chat. Wellan sentit naître dans cet homme la force d’un soldat courageux, voire téméraire. Ses anciens frères d’armes disaient de lui dans leurs journaux qu’il était un commandant qui aimait se battre et qui n’avait peur de rien, même en territoire ennemi.
Les deux Chevaliers marchèrent lentement sur les grosses roches, en faisant attention de ne pas frôler les dragons qui rôdaient au pied de la forteresse. Wellan suivit le renégat comme son ombre, car il semblait savoir où il allait. Il s’efforça de conserver autour de lui son auréole indécelable. Si une seule de ces bêtes sanguinaires parvenait à les flairer, c’en était fait de leur mission de sauvetage. Ils parvinrent enfin à une ouverture ronde à la base de la ruche. Wellan se détendit d’un seul coup.
— Il est préférable de ne pas communiquer en utilisant nos esprits dans le palais, chuchota Farrell à son oreille.
Wellan hocha doucement la tête pour dire qu’il comprenait la consigne. Il perçut l’énergie du magicien sondant la forteresse à la recherche du prisonnier humain. L’opération ne dura qu’un court instant.
— Il est au-dessus de nous, murmura Farrell. Surtout, ne me perdez pas de vue.
Ils avancèrent dans le tunnel tubulaire à peine éclairé par de curieuses pierres rondes. En passant près de l’une d’elles, Wellan se rappela en avoir vu de semblables au Royaume des Ombres. Malgré l’absence d’escaliers, le sol semblait tout de même grimper en pente douce.
Lorsqu’ils atteignirent le niveau supérieur, le grand Chevalier remarqua les premières alvéoles creusées de chaque côté. Plus il progressait dans la forteresse de l’empereur, plus elle affichait d’étonnantes similitudes avec la cachette souterraine de Nomar.
Il distingua le mouvement de la main de Farrell dans la pénombre et entendit le cliquetis de mandibules approchant en sens inverse. Le magicien s’écrasa contre la paroi du tunnel. Wellan fit aussitôt de même. Des insectes ouvriers passèrent devant eux sans les voir. Ils étaient de la taille d’un homme, mais leur carapace ne semblait pas aussi épaisse que celle des guerriers. Cependant, leurs doigts étaient armés des mêmes griffes meurtrières. Ils ne semblaient pas agressifs, mais Wellan savait qu’il ne fallait jamais sous-estimer la réaction d’une créature prise au dépourvu.
Les deux soldats recommencèrent à avancer dès que les insectes se furent éloignés. Ils marchèrent pendant de longues minutes et croisèrent des ouvriers vaquant à leurs tâches comme des automates. Ils continuèrent de grimper dans les passages sinueux jusqu’à ce que Wellan ressente enfin la proximité de Kevin. Farrell leva la main pour stopper le grand chef, puis risqua un œil dans l’alvéole où le jeune Chevalier était retenu contre son gré. L’odeur putride qui l’assaillit le fit presque suffoquer. Il recula en vitesse, se heurtant à Wellan.
— Qu’y a-t-il ? s’inquiéta le grand chef.
— Wellan, écoutez-moi bien. Malgré votre attachement pour Kevin, lorsque vous entrerez dans cette cellule, vous ne devrez pas le toucher.
— Pourquoi ?
— Il est porteur d’un maléfice qui aurait tôt fait de vous tuer.
— Comment le sortirons-nous d’ici si nous ne pouvons pas le toucher ?
— Je n’ai pas dit nous, j’ai dit vous. Je vous expliquerai plus tard pourquoi ce sortilège ne m’affectera pas. Je vous en prie, faites-moi confiance.
Farrell inspira profondément et entra dans l’alvéole, Wellan sur les talons. L’odeur saisit aussitôt le grand Chevalier à la gorge. Il se boucha le nez. Lorsqu’il vit Kevin cloué au mur, son cœur se serra. Sans réfléchir, il fit un pas dans sa direction, mais le bras puissant de Farrell l’empêcha d’aller plus loin.
Les yeux bleus du grand chef se remplirent de larmes. Son jeune frère d’armes était inconscient. Sa tête penchait sur sa poitrine. L’intérieur de ses paumes était déchiré par d’énormes clous et sa tunique était couverte de sang.
Pendant que Farrell s’employait à retirer les rivets qui maintenaient Kevin, Wellan tourna lentement sur lui-même pour examiner la pièce. Il enregistra dans sa mémoire tout ce qu’elle contenait. Puis, au milieu des odeurs nauséabondes, il détecta l’énergie d’Asbeth. Tous ses sens soudainement en alerte, il fit appel aux facultés magiques qu’il avait acquises au Royaume des Ombres et sonda la cellule à nouveau. Ses yeux ne le voyaient pas, mais il continuait de ressentir sa présence.
— Farrell, je vous en conjure, dépêchez-vous, l’enjoignit-il, persuadé que la créature recouverte de plumes allait fondre sur eux d’un instant à l’autre.
Le magicien hissa le corps inanimé de Kevin sur ses épaules et se dirigea vers la porte circulaire. Wellan le laissa passer, la main sur le pommeau de son épée, prêt à faucher le sorcier s’il devait surgir devant eux. Il sortit de l’alcôve en reculant, puis s’empressa de rejoindre son camarade dans le tunnel. Malgré ses appréhensions, ils réussirent à regagner le dernier niveau de la ruche. Mais les dragons se promenaient toujours à l’extérieur. Wellan les observa en se demandant s’il était prudent de transporter le blessé jusqu’aux quais impériaux. Les monstres flaireraient certainement son sang.
Avant qu’il puisse faire part de ses inquiétudes à Farrell, il le vit se faufiler lentement entre les bêtes sombres, emportant Kevin sur son dos. Sans doute préférait-il s’éloigner le plus possible de la forteresse avant de matérialiser son vortex. Wellan le suivit avec précaution. Alors qu’il allait atteindre le quai, une énorme bête se dressa sur son chemin, le séparant de ses compagnons. Elle poussa un cri perçant qui se répercuta sur les montagnes environnantes.
Farrell fit volte-face. Un dragon avait repéré Wellan malgré son écran indétectable. Debout sur ses pattes postérieures, la bête géante était sur le point de l’attaquer ! Le renégat déposa immédiatement Kevin par terre.
Wellan évita la puissante mâchoire du dragon en bondissant en arrière. Comment cette hideuse créature avait-elle capté sa présence ? Il leva les deux bras et projeta des faisceaux incendiaires sur le poitrail de l’animal. La lueur des flammes révéla alors un monstre bien différent de ceux qu’il avait affrontés jusque-là. Il avait la taille d’un palais, un cou aussi long que dix lances placées bout à bout et d’énormes ailes ouvertes dans le dos.
Le feu lui roussit à peine les écailles. Il rugit en s’apprêtant à projeter son cou à la manière d’un serpent. Avant qu’il puisse charger, d’autres rayons incandescents lui frappèrent le dos. Irrité, le dragon se retourna brusquement. Wellan dut se jeter sur le sol pour ne pas être frappé par son imposante queue hérissée d’épines. Le danger passé, il se remit sur ses pieds. Debout au milieu du quai, Farrell attirait le monstre à lui.
— Ne vous occupez pas de moi ! hurla Wellan. Ramenez Kevin au château !
Le dragon pencha la tête vers le soldat qui venait de parler, mais décida que les deux autres humains sur le quai représentaient un meilleur repas. Il poussa un cri strident et battit furieusement des ailes. Nullement impressionné, Farrell demeura immobile. Sur la plage, Wellan aurait pu se servir de ses bracelets pour sauver sa propre peau. Mais étant d’abord et avant tout un Chevalier d’Émeraude, il ne pouvait pas abandonner ses compagnons à leur sort. Il contourna habilement la bête et marcha dans la mer. De cet endroit, il pourrait prêter main-forte à Farrell tout en échappant aux mâchoires du monstre, à condition toutefois que ce dernier craigne autant l’eau que ses congénères plus petits.
Dans les vagues jusqu’à la taille, Wellan vit le magicien imperturbable devant le dragon. Farrell n’affichait aucune peur. Cependant, ce n’était pas Farrell qui l’avait accompagné, mais Onyx.
Wellan n’eut pas le temps de faire un pas de plus ni même de rassembler son énergie dans ses paumes. Le monstre tendit son long cou avec l’intention de happer le Chevalier sur le quai. Farrell sauta de côté en dégainant son épée à la vitesse de l’éclair. Il l’abattit violemment sur le cou de la bête, lui tranchant la tête d’un seul geste. L’énorme corps noir s’écroula en faisant trembler la terre. Wellan s’empressa de rejoindre le magicien en pataugeant dans l’eau. Farrell remit l’épée dans son fourreau pendant que le chef des Chevaliers se hissait sur l’embarcadère.
— Votre sang-froid est renversant, souligna Wellan.
— J’ai combattu beaucoup de dragons et je les connais bien, répliqua Farrell en haussant les épaules de façon désinvolte.
— Il ne faut pas rester ici, c’est trop dangereux.
— N’aimeriez-vous pas porter un coup dévastateur à Amecareth avant que nous quittions sa contrée si accueillante ? le tenta le magicien avec un sourire moqueur.
Les yeux de Wellan furent aussitôt attirés vers les pouponnières. Il était difficile d’évaluer leur distance dans l’obscurité, mais il n’allait certes pas laisser passer une aussi belle occasion de faire payer à l’empereur la mort de vaillants Chevaliers. Il ramena ses paumes l’une vers l’autre. Des serpents d’énergie d’un rose électrisant se mirent à crépiter entre elles. Il tendit les bras et les éclairs lumineux foncèrent sur leur cible. Ils heurtèrent la paroi rocheuse, qui explosa sous le choc.
— Un peu plus à gauche, suggéra Farrell en fixant intensément le flanc de la montagne.
Wellan projeta d’autres décharges qui démolirent ce qui restait de la façade. Les suivants pénétrèrent dans les galeries et les firent toutes éclater. De longues flammes jaillirent de la falaise tandis qu’elle s’effondrait lourdement dans un terrible fracas.
— Bravo ! le félicita le renégat.
Un bourdonnement assourdissant s’éleva de la ruche. Des hommes-insectes émergèrent de la base de la forteresse comme une marée de fourmis. Farrell releva aussitôt la main. Un globe enflammé frappa la première vague d’attaquants de plein fouet pour l’écraser contre les rochers.
— Rentrez à Émeraude avec votre propre vortex, Wellan, ordonna-t-il. Le mal qui afflige Kevin est mortel et vous ne devez pas en être atteint.
D’autres guerriers sortirent de la ruche dans un vacarme effroyable de mandibules métalliques. Ils piétinèrent leurs congénères gisant sur la plage en brandissant leurs lances argentées.
— Maintenant, Wellan ! exigea le renégat.
Le grand chef croisa ses bracelets. Le tourbillon de lumière apparut devant lui pendant que Farrell chargeait Kevin sur ses épaules. Les trois Chevaliers disparurent au moment où les guerriers marchaient sur le corps du dragon décapité.
Asbeth atterrit en douceur derrière les insectes sidérés qui sillonnaient maintenant tout le quai sans comprendre pourquoi les humains ne s’y trouvaient plus. Ayant longuement étudié ces arrogants Chevaliers à la surface de son chaudron ensorcelé, le sorcier avait appris à bien les connaître. Mais jamais il n’avait vu Farrell parmi eux. Soudain, il se rappela l’humain en tunique blanche de la plage d’Argent. C’était cet homme, un puissant magicien en comparaison des autres soldats verts. Pourquoi ne l’avaient-ils pas utilisé dans les combats avant ce jour ?
« Qu’importe », pensa le sorcier. « Il a été assez stupide pour prendre son compagnon empoisonné dans ses bras, alors il mourra d’une mort atroce, comme tous les autres humains qui tenteront de lui venir en aide. » L’empire venait de perdre un grand nombre de combattants dans les pouponnières, mais Amecareth n’en aurait plus besoin une fois l’épidémie amorcée sur Enkidiev.